— Excuse-moi, je suis en
retard.
Tu parles qu’elle était en
retard. Le train partait dans 3 minutes. Voiture 12. Il allait
falloir remonter tout le quai avec ses talons hauts. Et sa valise
toujours trop lourde.
— Elle est où ta valise ?
Avec APG on va se marier. On va
d’abord l'annoncer à mes parents. C'est pour ça qu'on prend le
train. Ils ont quitté Asnières quand papa a été à la retraite.
Maintenant ils habitent Angers. Avec APG on n'habite pas très loin
d'Asnières, un 2 pièces à Courbevoie. Un petit immeuble. Les
voisins sont sympas. On déménagera quand on aura un bébé. Moi
j'aimerai bien que ça soit l'année prochaine. APG dit que c'est un
peu tôt. L’idéal serait qu'on reste dans le même immeuble. Un
appart plus grand mais dans le même immeuble. Côté boulot ça va.
Je gagne bien ma vie. Je suis chef de rayon dans un hyper pas très
loin de la maison.
APG elle continue ses études.
Elle étudie la littérature, un truc comme ça, mais encore plus
spécialisée et à un super niveau. Pas comme le français au lycée.
Là c’est à l’université. Encore que tu vas pas me faire croire
qu’ils aient inventé de nouveaux écrivains depuis le lycée. Ou
alors à l’université ils remplacent les écrivains morts par des
vivants. C’est sans fin leur truc. C'est pour ça qu'APG n'a pas
fini ses études.
Que je me marie, maman elle est
folle de joie. Et puis elle connaît APG depuis qu'on est môme. Même
si à cause de ça elle était pas très chaude au début pour que je
me mette avec APG. C'était au début. Maintenant elle la trouve
adorable. Faut la connaître un peu APG sinon évidemment elle peut
avoir des réactions qui te surprennent. Moi je le sais. Un jour elle
a emmené maman faire les magasins à Paris ; les boutiques de
luxe ou presque. En tout cas des magasins où maman elle allait pas.
Elle lui a fait acheter un jean super moulant et une chemise
transparente. Des chaussures aussi, avec ces chaussures maman elle
faisait 2 mètres de plus. Maman sur le coup ça l'a fait rire. Et
puis quand elle est arrivée à la maison elle s'est mise à pleurer.
Qu'APG s'était foutue d'elle, qu'elle disait, qu'elle avait voulu la
déguiser en pute, tout ça, tout ça. Mais non c'était pour te
faire plaisir, j'avais dit. Je l'avais serrée dans mes bras. Après
ça allait mieux. Tu n'en parles pas à APG, tu jures, elle m'avait
dit. Et elle, elle a jamais dit à Papa combien les fringues avaient
coûté. Des histoires de filles, quoi.
— Elle est où ta valise ?
J’ai répété.
APG était cachée dans un gros
manteau de fourrure. On aurait dit un petit animal qui aurait revêtu
son poil d’hiver. Il n’y avait que sa tête qui dépassait. C’est
bien une idée d'APG que te prendre le train avec un manteau de
fourrure. L'avion, je dis pas, mais le train. Même si c'est un TGV.
Je me suis dit ça et en même temps je me suis dit que je ne l'avais
jamais vu ce manteau.
— Je n’ai pas de valise,
elle a répondu APG.
Elle a répondu ça comme si
c’était normal. Dans la tête d’APG on devait voyager en train
avec un manteau de fourrure mais sans valise.
— Mais ma chérie c’est
complètement idiot, j’ai dit.
J’ai un peu avalé la fin de ma
phrase. J’ai eu peur qu’elle réagisse mal au mot idiot.
Avec APG, je vous le disais, on ne sait jamais.
Mais elle a bien réagi.
— Je ne pars pas, Julien.
Là j'ai avalé tous les mots de
toutes les phrases qui auraient pu se présenter à mon esprit. Un
grand vide. Et l'instant d'après dans ma tête ça s'est mis à
remuer dans tous les sens. Il y avait des pensées qui se formaient,
mais elles avaient la consistance d'un nuage et elles partaient
immédiatement en fumée. Je crois que mon cerveau passait à l'état
gazeux. J'ai quand même réussi à former une phrase type. Le genre
de phrase qu'on garde en réserve pour les cas d'urgence. La phrase
qui va rétablir le cours normal des choses quand ça s'est mis à
aller de travers sans qu'on sache pourquoi. La phrase qui fait
revenir à la vie normale. La vie où on s'aime, où on va se marier,
où on va partager notre bonheur avec papa, maman… La vie où on
aura un enfant. La vie où on aura un grand appartement. Avec un
balcon.
— T’es pas sérieuse,
APG ?
C’était ça ma phrase. J’ai
tout de suite compris que j’avais commis une erreur en la
prononçant. J’avais mis un point d'interrogation à la fin.
J'aurais pas dû.
C’était le point d’exclamation
qui convenait.
— J’ai rencontré
quelqu’un !
APG, elle, avait mis un point
d’exclamation. Elle maîtrisait la langue. Mieux que moi.
« Le TGV – numéro –
4589 – à destination de Nantes – va partir ! Prenez garde à
la fermeture automatique des portes attention au départ ! »
La SNCF aussi en avait mis des
points d’exclamation. Et eux ils étaient sérieux à la SNCF.
Quand ils disaient qu’ils partaient, ils partaient.
Ce qu’il y avait d’agréable
avec APG c’est qu’elle avait le chic pour joindre le geste à la
parole.
Un grand type s’est approché
d’APG. En blazer. Mais le gars ne ressemblait pas à un agent de la
SNCF ; ou alors c’était le président de l’entreprise. Pour
te dire mieux, il ne ressemblait même pas à un voyageur. Le gars
n’avait jamais dû prendre le train ou il avait une ligne privée.
Si on avait pas été Gare de Lyon, j'aurais dit qu'il venait de
descendre de son yacht. Il était bronzé avec distinction. Les
épaules larges. Le cheveu blond décoiffé, mais avec application.
Je connaissais le genre. Il avait fait rugby. Fils de médecin. Non,
encore plus : fils de chirurgien. Je suis sûr que je me
trompais pas de beaucoup.
Dans le J’ai rencontré
quelqu’un d’APG, c’était lui quelqu’un.
— Il faut qu’on y aille,
ma chérie. Je suis hyper mal garé.
Il a dit ça en posant une main
sur l’épaule d’APG. Elle s’est retournée vers lui. Là je
voyais plus son visage, mais j’ai deviné qu'elle devait lui
sourire. À la manière dont les yeux du type se sont illuminés,
j'ai vu ça. Il avait dû faire un aller-retour dans ses yeux azur.
T'étais plus le même après ça. Heureusement l'effet durait pas.
En tout cas, ça dépendait des gars. Moi j'ai été irradié à vie.
— Je dis au revoir à mon
ami et je te rejoins. Attends-moi !
Elle a pivoté ses yeux azur vers
mes yeux kaki. Elle savait qu’elle retrouverait cette petite
lumière dans mes yeux. Un néon en vérité. L’irradiation je vous
ai dit.
— Je vais te dire au
revoir.
Les choses étaient simples avec
APG. On mourait sur scène, mais lorsque le rideau tombait tout le
monde se relevait. Comme quand on était petit. On dirait qu’on
n'était pas mort. Avec APG, les choses étaient
simples. On se disait au revoir sur un quai de gare et personne ne
prenait le train.
— Moi, tu sais ce que je
vais te dire, j’ai fait.
— Je t’ai fait rater ton
train. Je suis désolée… Tu sais je te téléphonerai tous les
jours. Tu m’appelleras toi aussi ? On se dira tout ?
D’accord ? Tu as vu mon manteau ? C'est Alexandre qui me
l'a offert. On part à New York. Alexandre dit qu'il fait froid à
New York à cette époque de l'année.
J’étais devenu l’Ami. Comme
ça. En une seconde. Naturellement. Pas déshonorant. Même pas
humilié. J’ai une bonne nature quand même.
— Tu es une garce, APG…,
j’ai dit.
Évidemment ça l’a fait rire.
Elle s’est mise à courir dans la gare, vers la sortie. Une main en
l’air pour me dire au revoir. On voyait sa fourrure qui se
balançait de droite à gauche dans la foule des voyageurs. Comme un
lapin qui essayait d'échapper à un chasseur. Elle savait que je
n'avais pas de fusil. J'étais un ami maintenant. Pas un chasseur.